Extrait du journal Point d'aujourd'hui :
Exposition
Le Soleil de Saxe à Versailles
Oubliez les clichés sur l'austérité germanique : les trésors d'Auguste le Fort, prince électeur de Saxe, témoignent d'une folie baroque sans bornes. A voir à Versailles jusqu'au 23 avril.
François Dufay
«La porcelaine est le bol à saignée de la Saxe ! » Ainsi se lamentait, au XVIIIe siècle, un ministre d'Auguste le Fort, affolé par les sommes dépensées par son souverain afin de s'offrir les singes musiciens et autres arlequins bondissants, modelés dans la pâte la plus fine, qui font aujourd'hui encore la gloire de la porcelaine de Saxe.
Pour assouvir sa passion de l'« or blanc », ce prince échangea même un jour avec son cousin le roi de Prusse un régiment entier de dragons contre des vases de Chine ! Mais cette « maladie de la porcelaine » n'était qu'une des facettes de la collectionnite aiguë du monarque saxon. Diamant, rubis, or, argent, ivoire, corail, émail : tous les matériaux lui étaient bons, toutes les fantaisies et tous les caprices, pour éblouir l'Europe et damer le pion à ses homologues.
C'est en visitant la cour de Louis XIV, en 1687, qu'Auguste le Fort, âgé de 17 ans, avait contracté le goût de la magnificence. Que le château de Versailles célèbre, à travers une superbe exposition, la « Splendeur de la cour de Saxe », n'est donc qu'un juste retour des choses. Dans une adroite scénographie évoquant les architectures baroques de Dresde, 300 pièces d'apparat, pour la plupart jamais sorties d'Allemagne, convient le visiteur à une fête païenne, un délire glamour, à côté duquel les créations de nos modernes extravagants, type John Galliano, font pâle figure.
Car, dans la première moitié du XVIIIe siècle, Dresde, capitale de la Saxe, était, selon le mot de Voltaire, « la cour la plus brillante d'Europe après celle de Louis XIV ». Jean-Sébastien Bach et le peintre vénitien Canaletto s'y croisaient, tandis qu'une élite princière s'enivrait d'un tourbillon de fêtes - joutes, carrousels, quadrilles de sauvages, feux d'artifice, parties de chasse, promenades en traîneau. Dans ces fiestas, Auguste le Fort apparaissait sous un masque en forme de soleil. Ce prince-électeur qui se prenait pour un grand Mogol des bords de l'Elbe était un piètre politique mais un sublime mécène. Pour présenter ses collections, il aménagea dans son château de la Résidence un musée, la fameuse Voûte verte, où l'éclat des oeuvres était démultiplié par des miroirs inspirés de la galerie des Glaces. Jamais rassasié, ce grand enfant corpulent voyait ses caprices devancés par des bataillons d'artistes accourus d'Allemagne, de France et d'Italie. Le roi désirait un habit d'or et d'argent aux boutons en rose de diamant ? Une coupe de verre en forme de dragon ? Un vase fait de fleurs et d'oiseaux ? Une maquette de la cour de l'empereur de Chine avec 130 personnages amovibles ? Kein Problem ! répondaient ces ingénieux orfèvres, joailliers, tourneurs sur ivoire et autres brodeurs, capables de graver mille figures avec une précision diabolique sur un noyau de cerise serti dans le métal.
Parmi ces artistes d'exception, un véritable génie : Johann Melchior Dinglinger (1664-1731). C'est à cet orfèvre d'origine souabe que l'on doit les pièces maîtresses de l'exposition, comme cette « Bacchanale d'enfants » à la finesse de tabatière où, sur une surface minuscule, des marmots livrés à eux-mêmes commettent les pires bêtises : en fait, une allégorie de l'anarchie, dans laquelle sombrerait le peuple sans l'autorité du despote.
Dinglinger est aussi l'auteur de deux « Maures » au sourire Banania présentant de pleines platées de gemmes extraites des mines de Saxe. Du pur style Romeo avant l'heure... Mais le clou de l'exposition de Versailles est l'Obeliscus Augustalis, un obélisque monumental à la gloire d'Auguste le Fort, haut de plus de deux mètres, réalisé dans les matériaux les plus précieux. Ce genre de pièces d'apparat, Johann Melchior Dinglinger les fabriquait à ses frais, sans attendre une commande. Le génial orfèvre savait bien que son royal client finirait par craquer : pour ce seul obélisque, le prince-électeur déboursa 60 000 thalers, soit la valeur d'un château baroque.
Tel était le prix à payer pour tenir la dragée haute au roi de France et à l'empereur d'Autriche ! Pour ce qui est de la porcelaine, pas de souci : le souverain germanique avait définitivement creusé l'écart avec les cours rivales. Un alchimiste du cru nommé Böttger ayant percé le procédé de fabrication de la porcelaine chinoise, grâce au kaolin du sous-sol saxon, Auguste le Fort fonda en 1710 la célèbre manufacture de Meissen, près de Dresde. Plusieurs pièces du plus pur style rocaille - notamment un étonnant vautour de porcelaine - témoignent ici d'un savoir-faire qui servit de modèle à notre manufacture de Sèvres.
Qu'il s'agisse de porcelaine ou d'orfèverie, d'où vient pourtant l'impression étrange que produisent ces merveilles ? Tant de somptuosité tudesque, aux limites du kitsch, réjouit et désoriente à la fois. Un désarroi qu'explique Béatrix Saule, commissaire de l'exposition : « L'art français ordonne, hiérarchise, distingue points forts et points faibles. A l'inverse, les artistes de la Saxe juxtaposent. L'oeil n'est pas dirigé, le spectateur ne sait pas où donner de la tête. »
Bref, « Splendeur de la cour de Saxe » n'est pas seulement un somptueux Jubilate, exsultate aux timbres triomphaux : c'est aussi une leçon sur les goûts respectifs de la France et de l'Allemagne, sur la patrie du classicisme et le paradis du baroque. Gavé de délires rococo, le visiteur risque même de trouver notre Versailles national un peu terne, et décidément bien janséniste...
GDC