Complément d'analyse (ressources château de Versailles)
La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242« Voilà enfin une bataille véritable. Cette fois, on se bat, on tue, on se blesse, on meurt, on triomphe… » Louis Bâtissier dans L’Artiste, 1837.Louis-Philippe, roi des Français, transforme Versailles en un musée de l’Histoire de France. Le programme des tableaux de la Galerie des Batailles est fixé dans le Rapport au roi de 1833. Il s’établit comme suit : «
cette immense galerie dont les proportions seraient sans rivales et d’un admirable effet renfermerait une suite de tableaux représentant, dans leur ordre chronologique, les batailles et les faits militaires dont s’honore la valeur française, depuis la Bataille de Tolbiac jusqu’au siège de la citadelle d’Anvers ». Le choix des sujets est déterminé par Louis-Philippe et un comité d’historiens.
Les commandes sont réparties entre plusieurs artistes qui doivent, impérativement, respecter les objectifs politico pédagogiques fixés : précision historique et unité d’ensemble dans le rapport entre la taille des personnages et les dimensions du tableau. L’histoire de France se résume à celle des victoires qui attestent sa gloire et sa grandeur. La présentation d’esquisse peinte est exigée avant toute réalisation de tableau.
En 1834, Delacroix reçoit commande de La Bataille de Taillebourg. Après dix-sept dessins et une esquisse, aujourd’hui conservés au Louvre, le tableau est présenté au salon de 1837 avant d’être installé dans le château pour l’inauguration de la galerie le 10 juin 1837.
La journée du 21 juillet 1242Le tableau évoque la journée du 21 juillet 1242 au cours de laquelle, Louis IX affronte le roi Henri III d’Angleterre et ses alliés, les seigneurs poitevins et saintongeais qui, sous la conduite du comte de la Marche Hugues X, seigneur de Lusignan, sont entrés en révolte contre l’autorité du roi de France et la suzeraineté de son frère Alphonse, comte de Poitiers. La bataille a lieu sur le pont de Taillebourg au nord de Saintes, sur la Charente. Battu, le roi d’Angleterre signe la trêve puis la paix avec le traité de Paris de 1259.
Saint Louis, chef de guerre au cœur de la mêléeAu centre du tableau, sur un fond sombre, le roi se détache, monté sur un cheval blanc jaune, « soyeux, satiné et argentin, un vrai cheval de roi ». Il est presque monté sur ses étriers. Le bouclier rejeté dans le dos, il tient sa masse d’armes toute brandie et semble prêt à asséner un coup. Il porte un surcot bleu semé de fleurs de lys, un casque à visière ouverte entouré d’une couronne. Sous les sabots du cheval, un Anglais vêtu de rouge s’accroche d’une main aux courroies du poitrail, et de l’autre tente d’éventrer l’animal. Derrière le roi, les soldats se bousculent sur l’étroit pont, l’un d’entre eux achève de sa lance l’Anglais.
Au premier plan, dans le coin droit, des soldats de Saint-Louis n’ayant pu passer le pont, traversent la rivière à la nage. Un homme casqué rassemble ses forces pour s’accrocher à une souche de la berge, tandis que derrière lui, un cavalier désarçonné s’agrippe à la crinière de son cheval et lutte contre les flots agités de la rivière. Un autre pense avoir atteint la terre ferme, lorsqu’il se retrouve face à un adversaire, l’épée à la main ; un autre encore, qui se redresse grâce à sa hallebarde, risque d’être transpercé par la flèche qu’un archer anglais posté sur le bord gauche du tableau lui décoche.
Dans la partie gauche du tableau, l’ennemi est représenté par un ensemble de corps effondrés, chevaux, cavaliers et fantassins mêlés. Dans le coin gauche, un soldat français parvenu sur la rive humide et glissante est désarçonné et tente de se relever. Un cavalier anglais, écrasé par la chute de son cheval, perd son sang tandis qu’un jeune page essaye de le retenir en vain.
En avant du roi, un Anglais blessé, soutenu par un valet d’armes semble se retirer du combat. Enfin, demi tourné sur sa selle, un cavalier se prépare à frapper durement le roi mais il est stoppé dans son élan par un Français qui, de sa large épée, s’apprête à l’occire.
Delacroix place le roi au milieu géométrique de sa composition, alors que l’avant de son cheval l’a déjà dépassé. La diagonale partant du premier plan droit ouvre un axe spatial qui sépare, selon le principe de l’action/réaction, assaillants et défenseurs. Entre les deux groupes bée une petite place vide, décisive pour la dynamique de l’ensemble. Elle traduit visuellement un arrêt de courte durée dans le mouvement des assaillants, allant en sens contraire de la lecture. L’ensemble vient buter sur la barrière de corps effondrés, chevaux, cavaliers et fantassins mêlés. Delacroix travaille avec une suite de lignes et d’accents colorés similaires qui structurent le tableau : le mouvement est étayé par le jeu entre les formes droites des armes et des éléments du décor (tronc d’arbre, contours du pont, armes brandies) et le rythme linéaire des formes rondes (contours corporels des hommes et des chevaux).
Les accents colorés et les rehauts lumineux dirigent le regard vers le roi : la robe du destrier de Louis IX semble irradier, mais sa clarté est préparée par les tons de blanc chaud du cheval qui se cabre sur la droite. Elle trouve son écho dans les accents lumineux qui animent les habits du roi et les reflets des casques. Vainqueurs et vaincus sont également en rapport de couleur : par exemple, le coloris blanc-jaune/bleu/violet-rouge de Louis IX reparaît, sous forme assourdie, dans le bleu du cheval écroulé.
Les touches colorées de la gestuelle, soulignées par de nombreux accents de rouge sur un ensemble sombre et brun-noir, rythment le mouvement. En jouant ainsi avec les gradations et de délicates oppositions de couleur, Delacroix transforme toute la surface en un champ harmonieux de pulsations colorées.
La Bataille de Taillebourg, anecdote ou fait historique ?
• Pour les chroniqueurs de l’époque, deux versions opposéesIl existe peu de sources sur cet événement. Deux versions s’opposent, celle du moine anglais Matthieu Paris (mort en 1259) et celle du chroniqueur français Jean de Joinville. Dans sa Chronica majora, Matthieu Paris raconte qu’à mi-juillet l’armée anglaise campe depuis six jours sur la rive gauche de la Charente, à la sortie du pont et face au château de Taillebourg.
Le 19 juillet, le seigneur et les habitants ouvrent les portes de la ville au roi Louis IX qui arrive de Poitiers avec son armée. Le lendemain Henri III quitte Saintes pour rejoindre ses troupes, mais redoutant d’être pris, il décide de battre « honteusement » en retraite le soir même. Ce même jour et le lendemain, l’armée française traverse pacifiquement le pont et bouscule ses adversaires.
Le 22 juillet, elle bat l’armée anglaise sous les murs de Saintes. Le roi d’Angleterre signe une trêve de 5 ans à Pons en août 1242 ; une paix plus durable est signée en décembre 1259. Cette version est également rapportée par des chroniqueurs contemporains français comme le dominicain Vincent de Beauvais ou encore Guillaume de Nangis, moine de Saint-Denis qui, avec moins de détails, font le même récit d’un passage de la Charente à Taillebourg sans combat.
Par contre, Jean de Joinville, compagnon de Saint Louis pendant sa première croisade (1248-1254) décrit différemment le combat dans sa Vie de Saint Louis. Rédigée entre 1305 et 1309 à la demande de Jeanne (épouse de Philippe le Bel, petit-fils de Saint Louis), il ne reste de ce manuscrit original qu’une copie faite vers 1330-1340 et conservée à Bruxelles. Joinville ne consacre que quelques lignes au récit du combat sur le pont de Taillebourg :
«
Le roi d’Angleterre et le comte de la Marche vinrent là pour livrer bataille au roi devant un château que l’on appelle Taillebourg, qui est bâti sur une mauvaise rivière que l’on appelle Charente, à un endroit où on ne peut passer que sur un pont de pierre très étroit.
Aussitôt que le roi arriva à Taillebourg et que les armées furent en vue l’une de l’autre, nos gens, qui avaient le château de leur côté, firent tout ce qu’ils purent à grand peine et passèrent en prenant de grands risques avec des bateaux et sur des ponts et attaquèrent les Anglais, et l’engagement commença vif et rude. Quand le roi vit cela, il s’exposa avec les autres ; car pour un homme que le roi avait quand il passa du côté des Anglais, les Anglais en avaient mille. Toujours est-il, comme Dieu le voulut, que, lorsque les Anglais virent le roi passer la rivière, ils perdirent courage et se jetèrent dans la cité de Saintes. »
Ce récit du combat sur le pont est popularisé par les nombreuses éditions – plus ou moins remaniées et modernisées - du texte de Joinville à partir du XVIe siècle. Ces éditions sont liées à deux événements :
d’une part, l’arrivée des Bourbons sur le trône avec Henri IV1 en 1589, et d’autre part, la renaissance du culte de Saint Louis sous son fils Louis XIII.
Le récit de Joinville devient alors une page classique de l’histoire de France.
• Pour les historiens, une bataille remise en causeEn 1892, l’historien Charles Bémont, spécialiste du XIIIe siècle, remet en cause l’existence de la bataille. A propos de Joinville, il écrit « ses souvenirs sont confus et, mis en balance avec ceux des contemporains directs, ils paraîtront légers. » Il souligne qu’en 1242, Joinville n’a que 17 ans et n’a donc pu assister à la bataille et qu’il est le seul contemporain qui évoque celle-ci. Or la relecture des textes, l’examen attentif du témoignage de Joinville, le recours à des approches utilisées aujourd’hui que n’utilisaient pas nos prédécesseurs comme la connaissance du terrain, et les problèmes stratégiques et tactiques, nous permettent de reconstruire aujourd’hui cet événement historique « inventé » par l’Ancien Régime et intégré au « roman national » au XIXe siècle puis déconstruit à la fin de ce siècle. Avec ou sans engagement de Saint Louis, le passage du pont de Taillebourg fut sans doute l’occasion entre les deux armées d’un affrontement qui a constitué un tournant décisif dans la campagne de 1242 : c’est ce que Joinville a compris et exprimé. Il n’en reste pas moins qu’encore aujourd’hui la plupart des médiévistes passent la bataille sous silence.
• Pour Louis-Philippe, l’unité de la Nation avant tout !Jusqu’au XIXe siècle, aucun tableau ne représentait cette scène. L’iconographie de Saint Louis, très riche depuis le Moyen Age, présentait surtout des scènes de vénération pieuse de sa légende concernant ses actes de vertu chrétienne. Louis Philippe qui vient de transformer le château de Versailles en un musée dédié à toutes les gloires de la France passe commande des glorieuses batailles livrées par les rois du Moyen Âge, il ne peut en exclure le défenseur de la Chrétienté.
Dans ces conditions, la bataille de Taillebourg a pu s’imposer pour deux raisons : tout d’abord, les victoires de Louis remportées pendant les croisades ne pouvaient pas être représentées puisqu’elles avaient été prévues pour l’aile Nord du château. Ensuite, Saint Louis pouvait être lui aussi représenté comme un souverain ayant combattu pour l’unité nationale.
Vatout, bibliothécaire de Louis-Philippe, relève tout particulièrement cette action glorieuse du roi dans sa description de la Galerie des Batailles
« un roi non moins brave et non moins glorieux, Saint-Louis, se trouve à Taillebourg sur les bords de la Charente, au milieu des mêmes dangers. Emporté par son ardeur et suivi seulement de huit chevaliers, il s’était élancé sur le pont qui conduisait au château occupé par les Anglais. Ses huit compagnons d’armes sont renversés à ses côtés ; il reste à découvert il va être tué ou fait prisonnier ; ses soldats accourent et le dégagent, et sa présence leur donne la victoire ; le roi d’Angleterre est forcé de quitter la France ».
De cette vue un peu simpliste, deux aspects se dégagent :
- d’une part, l’absence de la rébellion du vassal Hugues X, seigneur de Lusignan. Le sujet du tableau est uniquement ramené à un combat avec un ennemi étranger, l’Anglais. C’est la défense de la patrie, de « l’unité de la Nation » qui est ici mise en avant. Le roi combat pour l’unité nationale.
- d’autre part, l’engagement seul du roi, si courageux fut-il, n’aurait pas suffi à assurer la victoire et à maintenir l’intégrité de la Nation. Il doit son salut à ses soldats et la victoire n’a été possible que par le combat commun du roi et de son peuple.
C’est ainsi que le XIXe siècle officiel « écrit ou réécrit l’histoire » : le texte explicatif du tableau accentue la part personnelle du souverain français et celle de ses guerriers dans la victoire finale. Comme la révolution de juillet l’avait montré en 1830, du moins selon la propagande officielle, l’union du peuple et du roi est l’élément décisif de la victoire.
• Pour Delacroix, une violente scène de combatLes sources de Delacroix sont littéraires. Le texte de référence relatant la bataille de Taillebourg est celui de Joinville. Il s’est aussi très certainement inspiré de l’Histoire de France d’Anquetil qui décrit avec force détails la traversée du pont par le roi et le rôle de ce dernier dans la victoire. Taillebourg retient toutefois différemment l’attention de Delacroix : Louis IX n’est pas représenté selon la tradition iconographique, c’est-à-dire, barbu, saint et sage, mais jeune, imberbe et vaillant. Le peintre choisit comme thème de la bataille « le moment où le roi Saint Louis, emporté par son ardeur », franchit le pont de Taillebourg sur la Charente. Si Delacroix s’est informé aussi précisément que possible sur les armes et les équipements des combattants du Moyen Âge, comme sur les « circonstances historiques », l’essentiel réside pour lui dans la pénétration personnelle du sujet, sa charge émotionnelle, la représentation de la violence et de la frénésie de la lutte. Ce que veut le peintre, c’est rendre la force du combat, sa violence, la tension dramatique qui se dégage de l’événement… et non l’union du peuple et du roi comme élément décisif de la victoire.
Avec La Bataille de Taillebourg, Delacroix donne une autre dimension à la peinture d’histoire. Elle ne doit pas être la simple illustration de faits historiques, d’anecdotes ou d’une pseudo réalité historique conforme aux visées politiques de l’époque. Il interprète et dépasse l’événement, donnant au regard du spectateur l’intégrité d’une action, ici chaotique. Il s’inscrit dans un mouvement de redécouverte de la violence de l’histoire et cherche à représenter l’expérience et la force du combat : toute la composition tourne autour de l’ardeur du roi et du pont de Taillebourg à traverser, l’action devient le maître mot de la composition.
Ce tableau occupe dans l’œuvre de Delacroix une place de premier ordre. Il achève un cycle de trois compositions représentant des scènes de batailles médiévales (Bataille de Poitiers ,1830, Musée du Louvre et Bataille de Nancy, 1831, Musée des Beaux Arts de Nancy). Taillebourg concrétise les recherches et la démarche artistique et plastique du peintre, notamment son rejet du sentimentalisme et des conventions affadies de l’expression des passions chez ses contemporains, comme le refus de représenter les pulsions guerrières.
Une œuvre atypique au sein de la Galerie des batailles !La Bataille de Taillebourg reçoit un accueil favorable de la plupart des critiques de l’époque. Le critique Louis Bâtissier souligne l’intensité de la dramatisation de la scène. Il écrit à son sujet, dans l’Artiste en 1837 : «
Il n’y a pas de peintre en ce monde qui s’identifie plus que Eugène Delacroix avec le sujet que représente sa toile : il agit comme un fanatique, il en a la conviction mais aussi la violence… Voilà enfin, une bataille véritable. Cette fois, on se bat, on se tue, on se blesse, on meurt, on triomphe : c’est un terrible pêle-mêle d’épées, d’étendards, de chevaux, de soldats, de capitaines, de Français et d’Anglais ».
Pour Théophile Gauthier, dans La Presse, « Salon de 1837 » du 9 mars 1837, «
Delacroix est celui qui possède le plus le sentiment de la vie et du mouvement ; tout ce qu’il fait respire et remue avec une énergie et une ardeur singulières ; personne ne s’entend comme lui à tordre une mêlée, ou à faire tourbillonner une orgie. Comme peintre de bataille, il n’a pas d’égal, et c’est trop peu de lui avoir commandé un seul tableau pour le Musée ; on aurait dû lui confier une galerie tout entière, on eût obtenu ainsi un monument, dont l’importance artistique eût égalé l’importance historique. […] M. Delacroix seul a fait des hommes qui se battent, les autres n’ont fait que des mannequins violemment contorsionnés ».
A l’inverse, des critiques sévères parlent de « l’œuvre d’un sauvage » et mettent en cause, comme toujours, le métier du peintre et son pinceau, ce «
balai ivre des barbouilleurs » (L’œuvre de Delacroix, de Robaut). Le tableau ne trouve pas grâce aux yeux de Delécluze qui lui reproche de la : «
…confusion dans les lignes, dans les personnages, dans l’effet, et de l’exagération à peu près partout… ».
Mais ce qui semble encore plus révélateur que l’opinion des critiques, c’est l’attitude réservée de Delacroix lui-même vis-à-vis des Galeries historiques. Lors de l’inauguration en 1837, l’artiste constate effectivement que La Bataille de Taillebourg est atypique. Dans une lettre envoyée à Alexandre Decamps, il déclare avec amertume :
«
Si jamais tableau fut historique, je crois que c’est celui-là. Il ne l’est que trop pour figurer dans ce Musée de Versailles qui l’est si peu et quand j’ai assisté à l’ouverture de ces bizarres galeries, j’ai été convaincu que mon tableau n’y serait jamais ».
Il s’est alors rendu compte à quel point son œuvre avait été réduite au rôle d’illustration d’un programme politique de décoration. Delacroix pouvait concevoir et même accepter la ligne politique générale – l’union du peuple et du roi- mais la vision de la peinture d’histoire qu’il développe dans ses tableaux est de plus en plus marquée par le sentiment de menaces sur la société de l’époque, d’où la violence exprimée dans son œuvre. Cette idée était en contradiction directe avec le point de vue officiel, selon lequel l’histoire de France montrait une aspiration continue à l‘unité nationale, réalisée seulement avec la monarchie de Juillet.
Delacroix va tirer de cette expérience la conviction que l’art doit se tenir en marge de la politique du moment. Il choisit d’ailleurs l’Antiquité pour les grandes peintures murales de la même époque. Il réussit également le pari de mener à bien dans la même période, peinture privée et peinture officielle imprégnant les deux de sa subjectivité artistique.